Je tiens tout particulièrement à remercier Emma de Leyne pour ce magnifique texte. | |
Rêve, gros chien blanc taché d’encre noire. | |
A quoi rêve ce gros chien ? Ce gros chien blanc éclaboussé d’encre et de soleil, à quoi rêve-t-il donc ? Il est là, allongé de toute sa longueur, sans oublier la queue, tout au bout... Il dort, le museau posé au milieu de ses deux pattes avant étendues bien droites. Il a fermé ses yeux. Le triangle arrondi et large de ses oreilles retombe souplement de chaque côté de son crâne. Il dort ; il rêve... Il rêve qu’il court dans le parc... Les enfants rient ; les ballons rebondissent; les arbres se remplissent de vie, bruyante, de feuilles, verdissantes, de jeux d’ombre et de rais de soleil ; les massifs se fardent ; les oiseaux, de plus en plus nombreux, viennent boire au bassin rond où les carpes brunes et les ides rouges ne jouent plus à cache-cache dans les feuilles mortes. Il joue, il court, on trouve tant de motifs pour courir et être partout à la fois. Autour des balançoires, les rires se font plus rares. La grande allée se vide de ses patins à roulettes, de ses landaus, de ses mères, de ses nourrices... La nuit s’installe tout doucement. Là bas, au bout de l’allée, les lourdes grilles vertes et or se sont fermées... De menus soupirs qui s’apaisent filtrent encore du Jardin Anglais. Le numéro 83 MW 7415 H, chien trouvé. Il dort ; il rêve. Que faire d’autre ici ? D’abord, il a cru qu’on avait mis le ciel, les arbres et les oiseaux en prison. Ils étaient tous derrière des barreaux ; et le soleil, la lune, les étoiles... et les pavés de l’allée, et les pieds sur l’allée. Mais quand il a voulu quitter cette vision carcérale, quand il a fait cinq pas, quand il a tourné, retourné, humé, flairé, écouté, il a compris qu’il n’y avait qu’un prisonnier, et que ce prisonnier, c’était lui... Alors, il a bu, il a mangé, tous les jours, tous pareils, il a bu, il a mangé. Puis il s’est couché, tout en rond la nuit, tout en long le jour, et il s’est mis à rêver. Il a rêvé pour oublier. Oublier qu’ils l’avaient oublié, un jour de mai, au parc. Oublier sa peur, le bonhomme en bleu avec son képi, le bruit, la fourgonnette, les voix... Oublier la douleur qui mort l’oreille, la douleur qui pique l’épaule, le collier qui gratte, la corde effrangée, le verrou, le judas, le carrelage froid, si froid, si froid... Oublier qu’il ne doit pas oublier son amour de la vie, car, ici, tout se chuchote, tout se murmure ou bien tout se hurle. Tout désespère. Tout disparaît. Tout meurt. Surtout les gros chiens blancs éclaboussés d’encre... Il rêve ; un frisson naît dans la moustache endormie ; il rêve, il a faim, il a froid, il est seul, il a... Oui, il a peur... Où sont ? ... Comment s’appelaient-ils déjà ? ... Où sont-ils ? Il rêve et ses flancs battent doucement au rythme de la quête impatiente de son galop d’amble... Truffe en bas, que d’odeurs ! truffe en l’air, que d’étoiles ! Cherche mon chien, cherche... Tu ne trouveras rien, personne n’est là, ils sont partis, partis, partis ; partis sans toi... Hier chien aimé, et maintenant... Il dort, il rêve. Il était une fois un jeune chien fou, tout éclaboussé d’encre. Ce chien attendait, par un beau jour de son dernier été, non, pas le dernier, vivre, vivre, par un beau jour d’été ; il était assis, sagement, jeune chien bien élevé, chien de race tout de même. Regardez-moi : je suis un jeune chien fou qui sait avoir des manières, un jeune chien gentil, un peu braque, un peu farceur. Bonjour ; je sais sourire, sauter, jouer, garder ; je sais être beau et brave... regardez-moi ; regardez-moi, je vous en prie. Ah ! ces deux là ; bien vrai ? Vous vous arrêtez devant MOI ? Vous ME regardez ? C’est Moi, je suis tout seul pour m’aimer. C’est lassant, je veux aimer ; je veux qu’on m’aime... Mais non, elles sont parties ; Soupir. Dommage. La plus âgée était bien jolie, avec ses cheveux blonds et sa taille fine. Dommage. Soupir. Mais non, les voilà qui reviennent. Mais oui, la porte grillagée s’ouvre ; mais oui, le grand chien blanc éclaboussé d’encre, chien perdu, chien trouvé, le grand chien peut sortir, le grand chien a retrouvé la vie, la vie, son trésor, la seule chose qu’il possède en propre. Merci la vie, merci pour le trésor, trésor, trésor... Le grand chien rêve ; il dort ; un soupir a fait bouger sa lèvre. Le grand chien est couché. Il dort ; il rêve. Il rêve d’un portail en fer forgé, qui serait peint en blanc, comme les grilles anciennes. Il rêve d’une pelouse charnue où l’on peut se rouler, d’une grande maison à la Française, d’un large perron, d’allées d’honneur, de tilleuls, de marronniers, d’un cèdre haut à l’ombre fraîche. Il rêve d’amis tout frisés, de compagnons pour jouer. Tous et toutes seraient... noirs et blancs, comme lui pourquoi pas, noir et blanc ; noirs ou blancs. Il rêve et le rêve se peuple ; il y met des chevaux, chèvres et moutons, poules et canards, makis et gerbilles, paons et émeus... Il saura se contenter d’une petite place dans l’étable où il fera son nid dans la paille et le foin. L’été, les hirondelles élèveront leurs petits dans les nids familiaux et ventrus. L’hiver bercera ses soirées du chant des grillons infatigables... Il dort. Il rêve... Il rêve qu’il dort dans une chambre pleine de soleil, dans une chambre chaude. Il y a son canapé, une petite chose XVIII, gris perle, recouvert d’une moelleuse couverture de laine duveteuse, floconneuse, luxueuse, légère, caressante... mohair en un mot; mais mohair, c’est trop bref pour tant de duvet, de flocons, de luxe, de légèreté, de caresses. Il faut que le rêve du gros chien se prolonge, s’allonge, prenne des allures d’éternité confortable, de confort éternel, d’un rêve qui a tout son temps, d’un rêve ou le possible devient probable, et le probable réalité... où la réalité remplace le rêve. Le gros chien dort au grand soleil. Un soupir a soulevé ses flancs, et les taches noires de ses flancs. Il rêve, caressé par les rayons brûlants du grand soleil d’été, ou bien par la douceur d’une couverture gris perle. Il sait qu’avant de lui servir de nid, la couverture était sur les moutons et les chèvres... Et lui, chien d’équipage, se rêve chien de troupeau... Il court, il court, devant, derrière, à droite, à gauche, autour ; il va vient, passe, repasse, s’arrête langue pendante, moutons effarouchés, jolie maîtresse blonde à la taille fine essoufflée, petit papillon qui volette, paon du jour, piéride du chou, papillons bleus, ocelles mouvantes, fleurs envolées, jeune chien fou, grand chien braque, chien de race, chien à manières, chien qu’on aime, chien qui joue, qui aboie, qui travaille, qui garde... Il rêve ; sa queue bat doucement, imperceptiblement ; au rythme de son cœur ? Quelle belle journée... Il a bien travaillé ; il a bien monté la garde. D’ailleurs, c’est simple : depuis qu’il est là, les bandits ont disparu. C’est pour ça qu’il peut dormir si profondément au soleil et rêver si intensément... Rêve, gros chien blanc taché d’encre noire. Rêve de ta vie de chien un peu braque, un peu fou, rêve pour ceux qui n’ont pas eu la chance, comme toi, par un bel après midi d’été, derrière les barreaux du refuge où la mort est trop présente, d’avoir les portes de la vie ouvertes par deux dames, l’une qui avait l’air d’une dame, l’autre si jolie avec ses cheveux blonds et sa taille fine, et que tu as suivies quand elles t’ont appelé : Grisby ! |